Renouvellement du Sénat

Quand le retard va à l’encontre du second regard objectif

Sénateur Peter Harder écrit : La mise sur pied, au Sénat, d’un « comité des travaux » pourrait l’aider à établir des échéanciers efficaces pour débattre les projets de loi et pour éliminer du processus les tactiques partisanes.

Cet article a été publié pour la première fois en anglais dans Policy Options le 5 avril 2017.

Pendant des décennies, le Sénat a mené à bien sa mission par l’examen et l’amélioration des projets de loi du gouvernement. Il a piloté des études phares sur les soins de santé, le vieillissement, le cannabis, la pauvreté, la cohésion sociale et la santé mentale. Le Sénat n’a pas été oisif. À certaines occasions, les sénateurs, par leur travail, ont été les initiateurs de contributions exceptionnelles qui ont eu une grande influence sur les politiques publiques. Toutefois, après un pan d’histoire assombri par la partisanerie corrosive, les scandales et l’ingérence de l’exécutif, la chambre du second regard objectif a vécu des lendemains difficiles.

Pourtant, ces dernières années, toute cette attention sur le Sénat a ouvert la porte à de nouvelles possibilités. Dans la foulée des controverses, d’éclairés sénateurs, nommés par d’anciens premiers ministres, ont lancé différentes démarches louables pour moderniser le Sénat. Le meilleur exemple en est la création du Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat, une tribune par laquelle des débats importants ont eu lieu sur les façons de moderniser la Chambre haute du Canada.

Rien ne garantit la réussite d’un Sénat moins partisan et plus indépendant. Les anciens sénateurs Michael Kirby et Hugh Segal nous rappellent élégamment ce fait au début de leur rapport intitulé Une chambre unie : comment faire fonctionner l’indépendance au Sénat. Ils notent que :

Cette réussite dépendra de la sagesse et de la souplesse dont sauront faire preuve les hommes et les femmes appelés à servir au Sénat : les objectifs qu’ils se fixeront, les processus opérationnels qu’ils choisiront et la bonne volonté qu’ils manifesteront dans une chambre actuellement divisée par la partisanerie et, encore plus au cours des dernières décennies, dépendante des instructions reçues par les chefs de parti à la Chambre des communes.

L’indépendance du Sénat est un concept qui n’obtiendra sans doute le soutien public que si le Sénat obtient des réussites en matière de politique au cours des prochaines années. Si on constate qu’un Sénat composé de sénateurs indépendants est incapable de traiter efficacement et adéquatement les affaires du gouvernement, il est fort probable que le Sénat revienne à un modèle de contrôle d’approche descendante.

Érosion du second regard objectif

Depuis qu’on nomme des sénateurs indépendants au Sénat, il n’y a plus de caucus du gouvernement au Sénat. L’opposition semble avoir tiré parti du vacuum de pouvoir qui en découle. Sans caucus du gouvernement pour lui tenir tête, l’opposition a pratiquement le champ libre pour retarder les projets, et les retarder et retarder encore. La direction de l’opposition retarde le déroulement des travaux par l’ajournement continu des débats. Lorsque le gouvernement tente d’obliger la tenue du vote pour faire avancer des projets de loi, il reçoit des menaces d’obstruction.

La direction de l’opposition pourra prétendre que ses membres ne font qu’exercer leurs droits prévus par les usages et procédures parlementaires; cela ne les autorise toutefois pas à exercer leurs droits de façon irresponsable.

Les Canadiens doivent pouvoir avoir la conviction que les projets de loi du gouvernement seront examinés par les deux chambres du Parlement dans un délai raisonnable. D’ailleurs, à Westminster, la Chambre des lords respecte des usages de longue date à cet égard. Dans d’autres pays, les deuxièmes chambres sont soumises à des délais stricts pour faire l’examen des affaires de l’État. Dans ces pays, si la Chambre haute n’a pas pris une décision dans les délais prévus, le projet de loi est réputé avoir été adopté automatiquement. Le Sénat du Canada n’est pas soumis à des règles semblables. En théorie, la Chambre rouge peut reporter l’adoption d’un projet de loi pratiquement indéfiniment.

À tire d’exemple, le projet de loi C-6 est dans les limbes, au Sénat, depuis juin 2016. Ce projet de loi donne suite à une promesse électorale visant à abroger les dispositions de la Loi sur la citoyenneté qui renforcent les obstacles à l’obtention de la citoyenneté et créent un principe de deux poids deux mesures pour les détenteurs d’une double nationalité. Il est resté coincé en deuxième lecture de septembre à décembre 2016. Pendant cette période, seuls quatre sénateurs de l’opposition se sont exprimés à son sujet. Un sénateur par mois. Ironiquement, sous le régime de l’ancien gouvernement, les dispositions de la Loi sur la citoyenneté qui faisaient l’objet de controverses et que le projet de loi C‑6 visait à abroger ont été examinées en vitesse par le Sénat et adoptées après seulement deux jours de délibérations.

La lenteur de la progression du projet de loi C‑16 est un autre parfait exemple d’obstruction par l’opposition. Ce projet de loi vise à reconnaître et à réduire la vulnérabilité des Canadiens transgenres et à affirmer leur égalité dans notre société. Il vise notamment à interdire la discrimination fondée sur l’identité de genre et l’expression de genre et à inclure cette interdiction à la Loi canadienne sur les droits de la personne pour rendre illégal tout acte de discrimination au travail pour des motifs d’identité de genre. Les protections prévues dans le droit pénal contre le discours haineux seraient aussi accordées aux Canadiens transgenres.

Le projet de loi C-16 a été reçu au Sénat en novembre 2016, et il y est toujours, dans les limbes. Cela a pris trois mois et de la pression publique considérable avant qu’un membre de l’opposition conservateur prenne la parole au sujet du projet de loi, malgré le fait que les sénateurs de tous les partis ont eu amplement l’occasion de participer au débat. Entre-temps, les Canadiens transgenres attendent que leurs droits fondamentaux à l’égalité soient respectés. Chaque jour qu’un tel projet de loi est retardé, c’est la justice qui écope. Examiner les lois n’est pas un jeu, et l’obstruction peut avoir des conséquences morales.

Ces tactiques ne se limitent pas aux projets de loi du gouvernement. En effet, l’ajournement des débats est méthodiquement employé pour empêcher tout progrès significatif des efforts de modernisation du Sénat visant à accorder la pleine égalité des droits aux sénateurs qui choisissent de s’organiser en dehors des allégeances politiques. Dans son rapport déposé en octobre 2016, le Comité sur la modernisation du Sénat recommandait que le Sénat place sur un pied d’égalité avec les caucus affiliés aux partis les autres caucus et regroupements. À ce jour, cette recommandation n’a pas avancé d’un pouce.

En plus de ralentir le débat jusqu’au point mort pratiquement, l’opposition a pris l’habitude de tendre des embûches aux comités et au Sénat en proposant, de façon non annoncée, des amendements de dernière minute, une tactique qui empêche les sénateurs d’avoir du temps pour étudier les propositions ou y réagir objectivement. L’exemple le plus flagrant de cette tactique fut la réécriture par la majorité conservatrice du comité sur les finances nationales, sans avertissement, du projet de loi C-2, plus précisément la baisse d’impôt pour la classe moyenne, un engagement central pris en campagne électorale. Le président du Sénat a jugé l’amendement irrecevable parce que le Sénat n’a pas le pouvoir d’imposition.

Bref, le second examen objectif est devenu la joute procédurale du chat et de la souris.

À l’heure actuelle, les tactiques de l’opposition minent la crédibilité des arguments de politique publique fréquemment bien étayés des sénateurs conservateurs. Ce modus operandi sert mal les principes du parti. Les manœuvres dilatoires génèrent de la rancœur, tandis qu’un bon débat influencerait les opinions.

Vers l’avenir

Le Sénat doit adapter ses pratiques et procédures pour tenir compte du nombre de plus en plus élevé de membres indépendants.

Il doit solidifier sa position de chambre du Parlement complémentaire, plus délibérative et moins tactique. Il doit trouver une façon de préserver le débat, tout en donnant aux Canadiens l’assurance que le Sénat peut prendre des décisions éclairées. Autrement dit, les sénateurs doivent, ensemble, repenser le processus et la cadence du second examen objectif.

À l’heure actuelle, la progression des projets de loi du gouvernement suit les « voies habituelles », et les projets sont négociés en coulisse par les chefs des différents caucus du Sénat. Les parrains et critiques des projets de loi, ainsi que les présidents de comités, se voient imposer les ententes conclues lors de ces négociations comme un fait accompli. Cette approche ne correspond plus à la dynamique de plus en plus impartiale et indépendante du Sénat.

Une approche innovatrice serait de créer une entité officielle plus inclusive dont le mandat serait d’organiser les travaux, de simplifier les délibérations et d’offrir une tribune dans le cadre de laquelle on s’entendrait sur le calendrier des délibérations au Sénat. De nombreuses assemblées législatives disposent d’une entité de cette nature, souvent appelée «comité des travaux ».

Ces entités sont fréquemment utilisées dans les assemblées législatives élues selon le mode proportionnel où la diversité des acteurs politiques exige une planification des travaux de la Chambre plus axée sur la collaboration qu’en présence d’un duopole. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, un comité des travaux a été établi à la suite d’une vague de changements institutionnels.

En 1996, la Nouvelle-Zélande est passée d’un mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour à la représentation proportionnelle mixte, affaiblissant ainsi le duopole des deux grands partis – le Parti national et le Parti travailliste – à la Chambre des représentants, composée de 120 députés. Avec le mode de scrutin uninominal à un tour, on se retrouvait souvent avec un gouvernement majoritaire formé d’un seul parti. Les affaires du Parlement étaient donc gérées dans les coulisses, soit selon les « voies habituelles ».

Mais, aujourd’hui, les grands partis doivent partager le pouvoir avec des partis minoritaires. Pour élargir les horizons de la Chambre et y refléter la diversité des voix dans les décisions, on a créé un comité des travaux pour organiser les travaux de la Chambre des représentants. Le Sénat canadien, plus indépendant, pourrait s’inspirer de cet exemple en s’éloignant du duopole conservateur-libéral par une approche fondée sur une plus grande diversité, où les pouvoirs sont partagés entre différents groupes.

Le comité des travaux aurait pour mandat d’établir des calendriers adaptés à la progression de chacun des projets de loi aux différentes étapes du processus législatif. En prenant l’habitude d’établir des échéanciers, on favoriserait la souplesse, mais surtout, on garantirait la tenue de débats de fond au lieu de les empêcher. Par exemple, un échéancier adopté avant ou immédiatement après la première lecture d’un projet de loi du gouvernement indiquerait le nombre de jours ou de semaines de séance devant être consacrés à chaque étape : deuxième lecture, étude en comité, rapport et troisième lecture, en plus des périodes requises pour la préparation aux travaux pour chaque étape. L’objectif n’est pas de précipiter l’adoption d’un projet de loi, mais bien d’établir un cadre favorisant le second examen objectif.

Le comité des travaux permettrait au Sénat du Canada de se doter d’un processus plus transparent, collaboratif et ouvert pour établir le calendrier d’examen des projets de loi. Au lieu de demeurer à la merci des tactiques dilatoires, les décisions clés sur la gestion du temps au Sénat devraient être prises par l’ensemble des sénateurs. Le Sénat doit débattre et délibérer, mais aussi décider. C’est ce à quoi la population canadienne s’attend.

 

Quand le retard va à l’encontre du second regard objectif