Renouvellement du Sénat
Le projet de loi sur le cannabis rappelle aux sénateurs l’importance de respecter les promesses électorales
Il existe des raisons historiques et démocratiques justifiant pourquoi le Sénat ne doit pas s’opposer à des projets de loi découlant de promesses électorales, dit le sénateur Peter Harder.
Cet article par le sénateur Peter Harder a été publié pour la première fois en anglais dans Policy Options le 5 avril 2018.
Le 22 mars dernier, le Parlement a vécu un moment d’angoisse lorsque les sénateurs conservateurs ont tenté d’orchestrer le rejet du projet de loi C-45 visant à légaliser le cannabis au Canada. Il existe des raisons historiques et démocratiques justifiant pourquoi le Sénat ne doit pas s’opposer à des projets de loi découlant de promesses électorales. Dans le présent article, je vais tenter d’expliquer, tout en donnant du contexte historique et international, pourquoi les sénateurs n’ont pas la légitimité démocratique de s’opposer à ce projet de loi ou à d’autres projets de loi sur lesquels les Canadiens se sont prononcés lors d’une élection.
La cuisante défaite subie par Winston Churchill aux dépens du Parti travailliste du Royaume-Uni en 1945 était considérable dans ce pays pour de nombreuses raisons, et pour une raison en particulier au Canada. Grandement admiré pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui venait de se terminer, l’ancien premier ministre britannique a tout de même perdu l’élection au profit du Parti travailliste, qui proposait un programme radical reposant sur des soins de santé universels, des emplois pour tous et un État-providence accru.
Inquiets que le programme du Parti travailliste soit bloqué par la Chambre des lords dominée par les conservateurs, les politiciens britanniques ont convenu que les lords non élus ne s’opposeraient pas à des projets de loi visant à mettre en œuvre des promesses énoncées dans le programme électoral. La Convention de Salisbury, toujours en vigueur aujourd’hui au Royaume-Uni et au Canada, venait de voir le jour. Cette coutume méconnue énonce que les sénateurs ne doivent pas s’opposer à un projet de loi visant à mettre en œuvre une promesse électorale du parti ayant remporté l’élection.
Cela comprend le projet de loi sur la légalisation du cannabis, qui était au cœur des discussions à la fin du mois de mars lorsque les sénateurs conservateurs ont voté en bloc contre ce dernier. La demande d’un vote par appel nominal, où chacun des votes est compté, a contraint des sénateurs à retourner en vitesse à Ottawa pour y prendre part. (Habituellement, le Sénat utilise des votes par oui ou non, particulièrement à l’étape de la deuxième lecture.)
Il existe une tradition bien établie au Canada voulant que le Sénat ne s’oppose pas à des projets de loi ou n’insiste pas sur des amendements qui iraient à l’encontre de promesses faites en période électorale. Puisque les sénateurs indépendants occupent une place de plus en plus importante au Sénat (les nouveaux sénateurs nommés ne siègent plus au caucus de leur parti homologue à la Chambre des communes), il convient de rappeler la marche à suivre par le Sénat relativement aux projets de loi découlant de promesses électorales.
En fait, le Sénat est une chambre complémentaire qui examine, analyse et amende des projets de loi, mais dont le rôle ne comprend pas le rejet du projet de loi sur la légalisation du cannabis. Il doit s’en remettre à la volonté démocratique des Canadiens.
Au fil des ans, des sénateurs ont fait référence à ce rôle. L’ancienne sénatrice libérale Joan Fraser, une ardente défenderesse du rôle et des traditions du Sénat, a souvent appuyé la Convention de Salisbury. En 2014, elle a d’ailleurs ceci lors d’un débat : « Lorsque le gouvernement reçoit un mandat de la population pour faire adopter une mesure, nous pouvons en modifier les détails techniques, mais nous ne pouvons pas nous opposer à son fondement, peu importe ce que nous en pensons. »
De plus, le respect de cette convention est particulièrement important dans un Sénat comptant de plus en plus de membres indépendants et où le gouvernement, sans caucus, ne peut aucunement s’assurer que les sénateurs ne s’opposeront pas à son programme électoral. Lorsque 28 sénateurs conservateurs, encore tenus de respecter la ligne de parti, ont voté contre le projet de loi, les journalistes et les autres observateurs ont eu raison de se demander si les sénateurs indépendants seraient solidaires et voteraient en faveur du projet de loi. Tous sauf un l’ont fait, et le projet de loi a franchi l’étape de la deuxième lecture.
Le vote par appel nominal est rarement utilisé lorsqu’un projet de loi est à l’étape de la deuxième lecture au Sénat, ce qui explique sans doute l’angoisse généralisée. Le vote a eu lieu le 22 mars, après que le aux sénateurs conservateurs d’utiliser « tous les outils démocratiques » à leur disposition pour bloquer le projet de loi.
Il est pour le moins troublant qu’un député élu, de surcroît le chef de l’Opposition officielle de Sa Majesté, tente de faire échouer le projet de loi C-45 par l’entremise des sénateurs de son caucus. C’est une chose que des députés conservateurs élus votent contre un projet de loi énoncé dans le programme électoral du gouvernement, mais c’est une tout autre chose pour un sénateur non élu de le faire.
Qu’on me comprenne bien. Le Sénat a le droit de s’opposer à un projet de loi, et je crois qu’il aurait l’autorité morale de le faire pour protéger les Canadiens contre la tyrannie, l’oppression ou une atteinte flagrante à la Charte canadienne des droits et libertés. On peut notamment penser à un projet de loi qui autoriserait la torture immédiate ou la détention forcée d’un groupe ethnique particulier ou un projet de loi qui priverait ouvertement et arbitrairement les Canadiens de leurs droits. Certains peuvent se demander si une telle situation risque vraiment de se produire un jour dans un pays comme le Canada. Cependant, l’histoire nous a appris qu’aucun pays n’est à l’abri de telles atrocités. Le droit de veto du Sénat est donc une importante soupape de sécurité.
Il n’en reste pas moins que le Sénat a bloqué seulement quatre projets de loi depuis la Deuxième Guerre mondiale. Trois de ces vetos étaient le résultat d’égalité des voix inattendue, et le quatrième était lié au traitement réservé à un individu dans la célèbre affaire Coyne, un différend public prolongé entre le gouverneur de la Banque du Canada, James Coyne, et le gouvernement de John Diefenbaker. Ce différend s’est terminé par un projet de loi ayant pour seul objectif de destituer le gouverneur. Il a donc été rejeté d’emblée.
Finalement, le fait que le Sénat vote contre un projet de loi découlant d’une promesse électorale minerait sa crédibilité.
Par exemple, lorsque cette question était débattue après l’élection de 1945 au Royaume-Uni, ce n’est pas le Parti travailliste qui a insisté, comme certains pourraient le croire, pour adopter la Convention de Salisbury. Lors d’une présentation au Comité spécial sur la modernisation du Sénat, lord Wakeham, un ancien leader conservateur du gouvernement dans la Chambre des lords, a expliqué que c’est l’opposition conservatrice qui était consciente des répercussions sur la Chambre des lords de leur opposition au programme du Parti travailliste.