Renouvellement du Sénat

Contes sur le Sénat et le déclin de Westminster

Notre régime politique possède un remarquable pouvoir d’adaptation, écrit le sénateur Peter Harder, et notre Sénat n’a pas à imiter parfaitement la Chambre des lords.

Cet article a été publié pour la première fois en anglais dans Policy Options le 22 novembre 2016.

Le duopole entre les conservateurs et les libéraux vieux de 150 ans au Sénat est arrivé à son terme – il ne fait guère de doute. Or, ceux qui prétendent que la fin du bipartisme entraînera, par extension, la dissolution du modèle de Westminster traditionnel doivent cesser de s’inquiéter.

Malgré les événements survenus ces dernières années au Sénat, le régime parlementaire britannique survivra tout comme le bicamérisme du Parlement, et une majorité de députés est toujours nécessaire au bon fonctionnement d’un État. Ces caractéristiques, ainsi que d’autres du modèle de Westminster, ne changeront pas pour la simple raison que le Sénat se compose de membres indépendants.

À mon sens, la décision prise il y a trois ans par Justin Trudeau d’exclure les sénateurs libéraux du caucus libéral national et de nommer des sénateurs indépendants amène une occasion sans pareille d’améliorer l’institution à partir de l’intérieur. M. Trudeau a emmené le Sénat en terrain inconnu, et l’institution devra trouver la bonne voie à suivre.

Présentement, 44 des 105 membres de la Chambre haute – une pluralité – sont des sénateurs indépendants de tous horizons, dont une majorité n’a jamais fait de politique. Ils font partie des sommités de leur domaine respectif. D’ailleurs, l’accueil extrêmement positif réservé à ces nominations est très encourageant pour l’institution.

Pourtant, bon nombre de sénateurs demeurent ouvertement hostiles à la suppression de la dynamique gouvernement-opposition au Sénat, un changement, avancent-ils, qui restreint la compréhension que nous avons toujours eue du modèle de Westminster. Certains au Sénat sont allés jusqu’à accuser l’auteur de ces lignes d’être « radical » et « légèrement contestataire » pour avoir proposé que le Sénat s’affranchisse de cette dynamique.

J’avoue que c’est là une approche sans précédent dans l’histoire du Sénat. Les conservateurs et les libéraux représentent une constante de l’institution depuis sa création. Le Sénat du Canada fonctionne avec des rôles de représentants du gouvernement et de l’opposition, et la plupart des chambres législatives qui suivent la tradition de Westminster ont un gouvernement et une opposition officielle organisés.

Ces faits expliquent dans une certaine mesure le langage musclé de nombreux sénateurs affiliés à diverses formations. Certains ont vu la perspective d’un Sénat composé de membres indépendants comme un affront au modèle de Westminster. Par contre, il est faux de laisser entendre que le cadre constitutionnel du Canada nous oblige à préserver de manière rigide les caractéristiques du modèle, notamment la dynamique d’affrontement entre le gouvernement et l’opposition.

Les Canadiens ne devraient pas être induits en erreur par ces contes sur le déclin de Westminster. La vérité, c’est que le modèle britannique n’est ni rigide ni immuable.

Westminster, un régime politique modulable

En réalité, le modèle de Westminster est extrêmement modulable, ce qui explique qu’il ait été adopté par tant d’administrations nationales et infranationales, de la Nouvelle-Zélande au Nunavut. Le modèle de Westminster est justement cela, un modèle et seulement un modèle. Le Sénat du Canada ne devait pas être une institution identique à la Chambre des lords, mais plutôt une descendance distincte destinée à évoluer et à s’adapter au contexte juridique, politique, historique et socioculturel du Canada. Dans son préambule, la Loi constitutionnelle prévoit une constitution du Canada « reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni », et non pas qu’elle y soit identique.

Les États qui ont hérité du modèle de Westminster ou qui l’ont adopté l’ont façonné en fonction de leurs traditions, de leur histoire et de leur culture. Ainsi, alors que la plupart des pays qui se sont inspirés de Westminster ont une chambre haute, beaucoup n’en ont pas. L’exemple le plus évident est peut-être celui de la Nouvelle-Zélande, qui a aboli sa chambre haute et a désormais un parlement unicaméral. Le Parlement de la Nouvelle-Zélande est néanmoins toujours considéré comme une institution démocratique inspirée de Westminster parce qu’il en conserve les éléments clés, soit le gouvernement responsable et la convention sur la confiance.

Il existe de grandes variations dans les caractéristiques des chambres hautes des pays fidèles au modèle de Westminster : les membres sont parfois nommés (comme au Royaume-Uni et au Canada), parfois élus (en Australie, par exemple) ou encore choisis par des administrations infranationales (en Inde).

Le Sénat du Canada est un cas tout à fait unique dans la tradition de Westminster et il est très différent de la Chambre des lords. À ma connaissance, le Canada est l’un des deux seuls pays ayant un parlement bicaméral où une chambre non élective possède un droit de veto absolu sur les mesures législatives. L’autre est Trinité-et-Tobago, mais dans ce pays, les sénateurs ne sont nommés que pour la durée d’une législature. Qui plus est, le Sénat de ce pays perd son droit de veto lorsqu’un projet de loi identique est adopté par la chambre basse élective deux sessions d’affilée. Cette restriction n’existe pas au Canada. En définitive, comme l’expert du Sénat David E. Smith explique dans son ouvrage de 2003 sur le Sénat du Canada, il est évident qu’aucune autre chambre non élective ne possède les mêmes pouvoirs que la Chambre haute du Canada.

À la différence de la Chambre des lords, le Sénat du Canada est la Chambre haute d’une fédération. Le rôle de représentation régionale attribué au Sénat pour faire contrepoids au principe de la représentation selon la population qui s’applique à la chambre basse a été la raison principale invoquée pour créer cette institution.

Il existe d’autres grandes différences. Le Sénat du Canada a un nombre fixe de membres, contrairement à la Chambre des lords. Le premier possède le droit de veto absolu, alors que la deuxième a un veto suspensif. Malgré ces différences (et bien d’autres), tous deux forment la Chambre haute d’un régime parlementaire fondé sur le modèle britannique.

On connaît quelques autres exemples de chambres, dans des régimes inspirés par Westminster, qui ne comprennent aucune affiliation à des partis politiques. Tuvalu, un petit pays de Polynésie, a un parlement fidèle à la tradition de Westminster où les membres ne sont rattachés à aucun parti politique. Le Cabinet doit collectivement répondre de ses actes devant le Parlement.

Ici même, au Canada, il existe deux exemples très pertinents d’assemblées législatives régies par les principaux principes de Westminster, mais qui ne se conforment pas à la structure fondée sur la confrontation, sur les partis gouvernement-opposition. En effet, les assemblées législatives du Nunavut et des Territoires du Nord-Ouest ont adopté un modèle inspiré de Westminster, mais elles y ont intégré un processus décisionnel fondé sur l’absence de partis politiques. En effet, elles ont adopté un modèle délibératif de prise de décision qu’on a qualifié de « gouvernement de consensus », dans lequel les membres sont élus à titre indépendant.

En réfléchissant sur les assemblées législatives de ces territoires, je me suis rendu compte que davantage de délibérations et d’indépendance et moins de partisanerie permettrait au Sénat de se rapprocher dans le ton et le style des traditions des peuples autochtones. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous inspirer de ces dernières pour le renouvellement? Il y a quelque chose de profond dans cette idée que les traditions autochtones pourraient nous aider à nous acquitter de la fonction constitutionnelle que les Pères de la Confédération ont voulu confier au Sénat.

En nous demandant si notre ordre politique s’éloigne d’une caractéristique essentielle du modèle de Westminster, nous devons considérer le Parlement du Canada dans son ensemble. Si nous supposons que le Sénat, comme chambre autonome, doit posséder toutes les principales caractéristiques du modèle de Westminster, notre supposition contient une faille : il ne s’agit pas d’une chambre qui se prononce sur la confiance, mais bien une chambre qui travaille dans la complémentarité. La chambre qui accorde ou refuse la confiance demeure la Chambre des communes, où le modèle d’affrontement partisan entre le gouvernement et l’opposition persistera. En effet, elle perpétuera ce modèle au sein du Parlement du Canada.

La fonction constitutionnelle du Sénat

On pourrait soutenir de façon convaincante que le modèle d’affrontement partisan entre le gouvernement et l’opposition empêche le Sénat de s’acquitter de sa fonction dans l’ordre constitutionnel du Canada. La Cour suprême du Canada a décrit cette fonction comme celle d’un corps législatif complémentaire, entièrement indépendant et moins partisan, qui se charge du second examen objectif. Selon les juges, les fondateurs ont cherché à soustraire le Sénat du processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes afin d’écarter les sénateurs d’une arène politique partisane toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme.

Loin de concrétiser l’intention des fondateurs, qui souhaitaient un corps « qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des Communes » comme la Cour suprême l’a décrit (Sir John A. Macdonald a parlé d’une chambre indépendante « qui considère calmement les projets de loi proposés par la chambre populaire »), le modèle d’affrontement partisan entre gouvernement et opposition suppose une confrontation perpétuelle entre des partis politiques organisés et solidaires, donnant ainsi lieu à un examen des projets de loi moins objectif et plus partisan.

Cette dynamique favorise aussi le double emploi entre les deux chambres au lieu de la complémentarité. J’ai espoir que, grâce aux réformes en cours, aucun dirigeant de l’autre endroit (que ce soit du gouvernement, de la loyale opposition de Sa Majesté ou de quelque autre parti politique) ne sera en mesure de dicter ses opinions aux sénateurs, ce qui a miné le rôle du Sénat. Il me semble même plutôt évident qu’une entité qui n’est pas indépendante du gouvernement ne peut pas agir efficacement comme un frein à l’égard de ce gouvernement.

Je comprends fort bien que tous les sénateurs ne s’estiment pas obligés de respecter la ligne de parti et que certains s’indignent à l’idée que l’affiliation à un parti serait incompatible avec l’indépendance. Il y a de nombreux exemples de sénateurs affiliés à un parti qui ont un parcours indépendant impressionnant. Bien honnêtement, les francs-tireurs ont toutefois été l’exception plutôt que la règle. Il faut une personnalité particulière pour avoir le courage de s’opposer au chef de son propre parti politique, souvent le premier ministre qui vous a nommé.

Pour les raisons qui précèdent, loin d’empêcher l’élimination de la dynamique classique façon Westminster, qui repose sur une dynamique partisane entre le gouvernement et l’opposition, le cadre constitutionnel actuel du Sénat le garantit, en fait. Paradoxalement, éloigner le Sénat du fonctionnement qu’il a eu dans la pratique aura pour effet de le rapprocher de l’institution indépendante, non partisane et complémentaire que les auteurs de la Confédération ont imaginée. À mon avis, les tons et approches complémentaires du débat dans les deux chambres du Parlement bicaméral du Canada apporteront un équilibre qui est en tous points conforme à l’intention des fondateurs du Canada.

En somme, le maintien de la dynamique partisane gouvernement-opposition minerait la raison d’être constitutionnelle fondamentale de notre Chambre haute, dont les membres sont nommés. De ce fait même, j’ai bon espoir que l’émergence d’un nouveau modèle plus objectif et délibératif pour exprimer l’opposition aux entreprises gouvernementales servira mieux l’intérêt public.

Au risque de sembler partial, j’estime que mon équipe du bureau du représentant du gouvernement du Sénat est un bon point de départ pour un nouveau modèle, dans la mesure où il constitue un lieu de rencontre entre le Sénat et les autres institutions du Parlement et du gouvernement. Le représentant du gouvernement gère l’échéancier et le déroulement des débats ainsi que l’adoption des projets de loi du gouvernement au Sénat. Le Bureau se charge aussi de transmettre les informations du gouvernement aux sénateurs, tout comme les avis des sénateurs au gouvernement.

Or, la présence même de mon bureau soulève une question intéressante : un Sénat composé de membres indépendants devrait-il comprendre aussi un rôle équivalent au mien – un représentant de l’opposition au Sénat? L’idée mérite d’être dûment analysée et étudiée. L’institution pourrait profiter d’un contrepoids au représentant du gouvernement, servant ainsi de filet de sécurité pour les opinions politiques divergentes. À l’instar du premier ministre qui nomme un représentant du gouvernement, le chef de l’opposition loyale de Sa Majesté nommerait ainsi un représentant de l’opposition. À l’exemple du représentant du gouvernement, qui ne dirige pas un caucus doté d’un whip, un représentant de l’opposition se ferait la voix de la persuasion morale au lieu de l’intermédiaire qui transmet les directives décidées en haut lieu. Pour ce faire, il disposerait de ressources suffisantes pour bien communiquer aux sénateurs la perspective de l’opposition à l’égard des politiques du gouvernement.

Bref, à ceux qui craignent la chute du modèle de Westminster, je dis : n’ayez plus crainte. Les réformes auxquelles nous travaillons présentement aideront à la réalisation d’une variante canadienne qui aurait dû être mise en place dès le départ.

Contes sur le Sénat et le déclin de Westminster