Un comité des travaux au Sénat

Renouvellement du Sénat

Un comité des travaux au Sénat

Cet article par Paul G Thomas a été publié pour la première fois en anglais dans Policy Options le 18 mai 2018.

Paul G. Thomas est professeur émérite d’études politiques, Université du Manitoba. Il est membre du Comité consultatif d’Élections Canada.

Contrairement à « l’ancien » Sénat qui était partisan et relativement docile par le passé, le « nouveau » Sénat devient une force politique qu’on ne peut passer sous silence dans le processus d’adoption des politiques nationales. Le gouvernement, la fonction publique, les groupes d’intérêt et les autres acteurs du domaine politique doivent s’attendre et se préparer à tenir compte des points de vue divergents d’une chambre haute sur laquelle ils ne peuvent plus compter pour suivre la volonté du gouvernement et s’en remettre automatiquement à la Chambre des communes.

La transition vers un Sénat plus indépendant et moins partisan s’est amorcée en 2014 lorsque Justin Trudeau, qui était alors le nouveau chef du troisième parti à la Chambre des communes, a exclu les sénateurs libéraux du caucus parlementaire national, faisant en sorte que ces derniers n’étaient plus soumis à la discipline de parti.

Décision aux conséquences encore plus importantes pour l’indépendance du Sénat, Trudeau a mis en place en 2016 un processus de candidature et de consultation pour la nomination des sénateurs. En avril 2018, 33 nominations avaient été effectuées dans le cadre de ce processus. Par conséquent, la principale formation politique au Sénat composée de 41 membres est devenue le Groupe des sénateurs indépendants, qui sera bientôt majoritaire à la chambre haute.

Un dernier changement ayant contribué à l’indépendance du Sénat a été le remplacement du poste de leader du gouvernement au Sénat par celui de représentant du gouvernement. Il s’agit d’un changement plus que symbolique, car avant 2011, le leader du gouvernement au Sénat siégeait au Cabinet. Ce statut lui permettait d’exercer de l’influence auprès des ministres qui voulaient que leurs projets de loi soient adoptés rapidement au Sénat.

Le représentant du gouvernement, qui est actuellement Peter Harder, veille à la planification, la coordination et la prise de décisions nécessaires pour faire progresser le programme parlementaire du gouvernement. Il doit également faire preuve de leadership dans le processus de modernisation du Sénat, qui est en cours depuis plusieurs années.

Le représentant du gouvernement doit jouer ces rôles même s’il exerce une autorité officielle limitée et que ses sources d’influence politique sont restreintes. En l’absence d’un parti au pouvoir où les sénateurs participent au caucus parlementaire et donnent leur aval aux plans législatifs, le représentant du gouvernement ne peut plus compter sur le whip du parti pour discipliner les sénateurs récalcitrants.

Historiquement, le Règlement du Sénat visait à régir la concurrence entre les partis libéral et conservateur dominants et à protéger les droits de chaque sénateur pris isolément. Cela dit, le changement de composition et la dynamique imprévisible au Sénat exigeaient l’élaboration d’un nouveau règlement, un processus qui est déjà en cours.

Le Règlement permet toujours à tous les sénateurs de prendre la parole sur le sujet qu’ils désirent, ce qui peut retarder d’importants projets de loi du gouvernement. L’attribution de temps est permise, mais son utilisation est controversée. Le Règlement permet également au gouvernement d’imposer un échéancier pour l’adoption de ses projets de loi sans nécessiter l’accord de son représentant au Sénat. Enfin, le gouvernement et la Chambre des communes contrôlent toujours l’arrivée des projets de loi à la chambre haute et exercent des pressions pour leur adoption rapide lorsque les échéances et les relâches parlementaires approchent.

En résumé, l’approche descendante et le contrôle qui existaient dans l’ancien Sénat ont été remplacés par des pouvoirs partagés et la nécessité pour les groupes de sénateurs de négocier le contenu des projets de loi et la procédure pour traiter chacun d’eux lors des diverses étapes du processus législatif au Sénat. Pour être efficace, le représentant du gouvernement doit être habile à reconnaître et à comprendre différents points de vue et à négocier pour jeter les bases d’un compromis qui suscitera la coopération des intéressés.

Reconnaissant cette nouvelle réalité, le représentant du gouvernement a publié en mars 2017 un document de travail intitulé « Second examen objectif : L’inévitable débat sur les débats ». Le sénateur Peter Harder y passe en revue plusieurs options pour structurer les travaux du Sénat avant de les rejeter et de proposer un comité des travaux chargé de planifier le programme du Sénat et de négocier un calendrier prévoyant toutes les étapes nécessaires à l’examen des projets de loi. Le sénateur Harder présente des options pour la mise sur pied et le fonctionnement du comité, mais précise qu’il ne s’agit que de l’amorce des discussions, et non de propositions finales.

Dans ce document, le sénateur Harder dit espérer qu’en organisant les délibérations du Sénat, le comité pourrait réduire les stratagèmes politiques et le besoin de recourir à l’attribution de temps. On espère qu’au fil du temps et à l’aide d’autres changements, ce comité mènerait à une culture plus constructive et collaborative au Sénat.

L’opposition contre la proposition de Harder à l’intérieur et à l’extérieur de la chambre haute n’était pas surprenante, mais on ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si intense. Les sénateurs conservateurs et même quelques sénateurs libéraux indépendants ont affirmé que, jumelée aux réformes précédentes de M. Trudeau, la proposition du sénateur Harder détruirait le modèle de régime parlementaire de Westminster en éliminant l’antagonisme et en diminuant le rôle d’une opposition organisée à la chambre haute.

Ces critiques méritent d’être prises au sérieux, mais elles ne sont pas convaincantes pour plusieurs raisons.

Premièrement, il n’existe pas qu’un seul modèle de régime parlementaire de Westminster où le cabinet occupe une place prépondérante. En effet, une édition thématique de la revue Governance publiée en 2016 fait état d’une grande variété d’institutions dans les pays habituellement considérés comme fonctionnant sous le régime de Westminster. Parmi ces différences, la plus évidente est que ce ne sont pas toutes les démocraties du modèle de Westminster qui ont une chambre haute.

Deuxièmement, une des vertus présumées du régime de Westminster est sa capacité de s’adapter aux circonstances variables selon les divers contextes nationaux. La notion de comité des travaux n’est pas étrangère à cette tradition. La Chambre des représentants de la Nouvelle‑Zélande s’est dotée d’un tel comité après l’adoption d’un scrutin à représentation proportionnelle mixte qui a mené à un parlement multipartite et à des gouvernements de coalition.

Troisièmement, les parlements de la tradition de Westminster ont par le passé surtout fonctionné sur le mode antagoniste du gouvernement contre l’opposition, dans lequel des partis disciplinés s’opposent et trouvent la motivation et l’énergie nécessaires pour faire avancer le processus parlementaire. Cependant, si les mêmes partis dominent à la fois la Chambre des communes et le Sénat et si une forte partisanerie émane des deux chambres, la volonté et la capacité du Sénat de servir d’organe complémentaire dans le processus parlementaire sont diminuées.

Enfin, les critiques ont raison de dire qu’une opposition légitime et efficace est essentielle pour qu’une démocratie parlementaire soit saine. Ils affirment que la disparition de l’opposition officielle, reconnue par le Règlement et pourvue de fonds et de personnel, affaiblira le rôle du Sénat en tant qu’institution de second examen objectif qui demande des comptes au gouvernement. Ils allèguent que le comité des travaux proposé permettra au représentant du gouvernement d’orchestrer le processus parlementaire.

Ces craintes sont exagérées. Il n’y a plus de parti désigné en tant qu’opposition officielle au Sénat. Toutefois, la partisanerie n’est pas le seul moyen de produire une opposition. Les sénateurs du Groupe des sénateurs indépendants affirment en effet qu’ils ne prennent pas position de manière collective en matière de politiques. Bientôt majoritaires, ils auront toute la liberté de s’opposer de manière spontanée aux projets de loi du gouvernement en fonction des intérêts qu’ils partagent selon leur région, leur idéologie ou leurs convictions politiques.

Les assemblées législatives ne peuvent pas fonctionner de façon chaotique et désordonnée. Il faut des structures et des procédures pour planifier et mettre en œuvre les programmes. La plupart des assemblées législatives ont tendance à élaborer leurs structures et leurs pratiques progressivement d’après les négociations entre les divers groupes parlementaires. En l’absence de partis organisés, concurrentiels, disciplinés et cohésifs, le nouveau Sénat a besoin d’un autre fondement pour organiser ses travaux.

Un comité des travaux composé de tous les groupes présents au Sénat constitue une proposition constructive afin d’atteindre cet objectif. Mais comme pour tout changement apporté aux structures et aux règlements du Parlement, le diable se cache dans les détails. Il faut chercher à s’entendre sur ces détails en vue de faire l’essai de ce comité des travaux. Avec le temps, le comité établira des précédents sur la façon de traiter les divers types de projets de loi. On peut espérer que les négociations de bonne foi et les adaptations axées sur des principes amélioreront la confiance entre les divers groupes associés à un parti ou non. Une culture de mobilisation constructive sur les vrais enjeux, prenant le pas sur les stratagèmes partisans de la politique spectacle, pourrait en ressortir peu à peu.

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