Renouvellement du Sénat
Le « nouveau » Sénat amélioré
Si, par le passé, le Sénat semblait échouer dans les fonctions qui lui avaient été confiées, il est plus indépendant et influent en matière de politiques publiques depuis 2014.
Cet article de Paul G Thomas a été publié initialement dans le magazine Options politiques, le 26 janvier 2018. Paul G. Thomas, professeur émérite en études politiques à l’Université du Manitoba, est également membre du Comité consultatif d’Élections Canada.
Il est sans doute temps de revoir nos a priori négatifs à l’égard du Sénat, que l’on considère comme ayant échoué lamentablement à s’acquitter de ses trois grands rôles : offrir un second regard objectif, représenter les préoccupations régionales dans le processus politique national et aider à tenir les gouvernements responsables de leurs actions ou de leurs inactions. La partisanerie à outrance et le contrôle exercé par le premier ministre découlant du caractère partisan des nominations des sénateurs sont généralement considérés comme les principales causes de la création d’un Sénat historiquement docile. Différents méfaits commis par des sénateurs ont contribué au mépris et au manque de respect du public envers le Sénat.
Depuis 2014, le rôle du Sénat a évolué de façon positive. La transition a été contestée par plusieurs groupes de partis et de tiers au sein de l’institution. Compte tenu de l’autorité, des ressources et du pouvoir en jeu, il n’est pas surprenant que la réforme interne ait donné lieu à des négociations difficiles qui, jusqu’à présent, ont amené des changements limités et temporaires aux structures, aux règles et aux procédures du Sénat. En l’état actuel des choses, le rôle et la contribution futurs de la Chambre haute du Parlement canadien restent à déterminer.
Un retour vers une Chambre haute laissant une place importante à la partisanerie et à l’adversité du passé est encore possible, mais comme le personnel, les structures, les règles et la culture du Sénat changent, heureusement, cette possibilité devient de moins en moins envisageable. Pour regagner le respect et la confiance des Canadiens, le « nouveau Sénat » sera appelé à jouer un rôle positif et manifeste dans l’élaboration des politiques publiques et dans l’exercice consistant à demander aux gouvernements successifs de répondre de leurs actes.
La modernisation du Sénat fondée sur des réformes non constitutionnelles a été entreprise à la suite de deux décisions judiciaires qui ont rendu politiquement impossible tout changement en profondeur reposant sur des modifications constitutionnelles officielles. Les réformes, modestes en apparence, qui relevaient de la compétence constitutionnelle des chefs de parti à la Chambre des communes et du premier ministre ont eu des répercussions sur tout le système politique que l’on n’avait pas entièrement prévues. Ces réformes sont venues bouleverser les modes d’interaction de longue date entre le Sénat, le premier ministre et le Cabinet, et la Chambre des communes. Elles ont également déclenché des débats animés et des négociations ardues au Sénat sur la manière d’organiser et de s’acquitter de son rôle quasiment d’égale importance dans la démocratie parlementaire canadienne.
Les changements sont apparus avec la décision, en 2014, de celui qui était alors le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, d’expulser les sénateurs de son parti du caucus national. Ensuite, lors de la campagne électorale d’octobre 2015, que les libéraux ont remportée, M. Trudeau avait promis l’établissement d’un nouveau processus de nomination censé rendre le Sénat non partisan et plus indépendant.
Le nouveau processus de nomination prévoit le recours à un groupe consultatif constitué d’experts pour recommander des candidats éventuels dans le cadre d’un processus public de candidature. Il n’est pas nécessaire de revenir ici en détail sur ce processus. Le point important pour la présente analyse est que la plupart des observateurs impartiaux conviennent que, dans l’ensemble, les 30 nominations faites depuis 2016 ont été celles de personnes hautement qualifiées qui, pour la plupart, n’ont pas d’affiliations partisanes récentes.
Autrefois dominée par un duopole de libéraux et de conservateurs, la composition actuelle du Sénat est plus variée. Elle compte d’anciens sénateurs libéraux qui ne font plus partie du caucus national du parti, des conservateurs qui continuent de siéger à leur caucus national du parti, un groupe de sénateurs indépendants (qui ont adopté le sigle GSI) et quelques sénateurs non alignés. Le nombre de membres de chaque groupe change continuellement, mais il y avait 11 postes vacants à la fin de 2017.
Le GSI insiste sur le fait qu’il n’est pas un parti parlementaire qui exige la solidarité. Il vote en tant que groupe uniquement sur les questions concernant la modernisation du Sénat et sur des enjeux de procédure, à l’issue de discussions en son sein. Le GSI négocie actuellement avec les libéraux et les conservateurs à propos de l’accès aux ressources, des changements aux règles du Sénat et de l’attribution des sièges au sein des comités sénatoriaux. Il s’agit d’un sujet important qui devrait faire l’objet d’un autre article.
Le processus de négociation visant à reconnaître le nouveau groupe de sénateurs et à l’intégrer dans les structures décisionnelles du Sénat a été lent et difficile. Les conservateurs se sont montrés particulièrement réticents à accepter les changements à l’équilibre des pouvoirs qui tourneraient à leur désavantage. Le GSI a toutefois le temps comme allié. Formant déjà le groupe le plus important, les sénateurs du GSI devraient devenir majoritaires d’ici la mi-2019.
Des preuves tangibles démontrent que le nouveau Sénat est de moins en moins respectueux de l’autorité du premier ministre et du gouvernement et plus disposé à modifier des lois déjà adoptées par la Chambre des communes.
Selon les données statistiques recueillies par le GSI, au cours de l’exercice se terminant le 31 mai 2017, le Sénat a modifié 25 % des projets de loi qui ont finalement reçu la sanction royale, la dernière étape du processus parlementaire. Ces statistiques peuvent être comparées aux résultats d’une compilation de données effectuée par Andrew Heard (dans le cadre d’une présentation faite en 2016 au Comité spécial sénatorial sur la modernisation du sénat) indiquant que de 2001 à 2015, seulement 6,4 % des projets de loi adoptés par le Parlement ont été modifiés par le Sénat.
De telles données statistiques doivent être interprétées avec prudence. La fréquence des amendements proposés et des amendements adoptés par le Sénat dépendra de nombreux facteurs, dont le contexte politique au sens large, les types de projets de loi examinés et les types de changements proposés.
Le Sénat a examiné de nombreux types différents de mesures législatives. La plupart des projets de loi ont un contenu opérationnel, ne provoquent guère de controverse et sont adoptés par les deux chambres du Parlement dans les meilleurs délais. Cependant, il y a toujours quelques projets de loi, à chaque session parlementaire, qui suscitent de vives critiques et qui font l’objet d’une large couverture médiatique, ce qui donne l’impression aux citoyens que tous les travaux du Parlement impliquent des luttes partisanes.
Au cours des dernières sessions, le Sénat a montré sa nouvelle indépendance politique dans l’examen de plusieurs projets de loi controversés. En juin 2017, le Sénat a retardé l’adoption du projet de loi d’exécution du budget – un projet de loi qu’on appelle omnibus – et a proposé une série d’amendements, des mesures qui ont amené le premier ministre à reprocher aux sénateurs d’avoir outrepassé leur pouvoir en cherchant à modifier un projet de loi budgétaire. Toujours en juin, le Sénat a retardé l’adoption d’un projet de loi proposant d’éliminer la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens, un projet de loi qui devait être adopté avant la fin d’un délai ordonné par le tribunal. Un autre projet de loi visant à abroger des dispositions de la Loi sur l’immigration a été bloqué au Sénat, parce que de nombreux sénateurs estimaient qu’il violait des principes fondamentaux de justice naturelle.
Ces données statistiques et ces exemples indiquent que le Sénat devient de plus en plus une force politique avec laquelle il faut compter dans la formulation, l’approbation et l’évaluation des politiques publiques. Il s’agit d’une évolution positive, car un Sénat plus fort peut faire contrepoids à la concentration du pouvoir au Bureau du premier ministre, qui est soutenu par des majorités partisanes loyales et disciplinées à la Chambre des communes.
Le « nouveau Sénat » ne devrait toutefois pas, sous prétexte de démontrer son indépendance et son statut égal à celui de la Chambre des communes, s’engager dans une combativité excessive en entrant régulièrement en conflit avec le gouvernement et la Chambre basse. Il devrait plutôt adopter une attitude de « combativité judicieuse », c’est‑à‑dire ne chercher qu’exceptionnellement à rejeter ou à modifier les fondements d’une mesure législative. Il lui faudrait plutôt trouver diverses façons moins conflictuelles, moins immédiates, plus discrètes, subtiles et indirectes d’influencer la réflexion politique à moyen et long terme des gouvernements et de la bureaucratie.
En retardant les mesures controversées jusqu’à ce que les groupes concernés prennent connaissance de l’enjeu et expriment leur opinion, le Sénat peut faire contrepoids au pouvoir de la majorité à la Chambre des communes, où le parti au pouvoir peut profiter de la discipline de parti, de la loyauté au parti et de la limitation du débat pour agir avant que l’opinion publique n’ait le temps de se cristalliser.
Le Sénat peut aussi exercer son influence, de manière un peu moins conflictuelle, par le recours régulier aux études préliminaires de l’objet des projets de loi, avant qu’il ne les reçoive de la Chambre des communes. En effet, une fois que les projets de loi ont été présentés par les ministres et les fonctionnaires, et qu’ils ont été adoptés par la Chambre des communes, il est difficile de changer les esprits, d’autant plus que des réputations sont alors en jeu. Il y a aussi possibilité de joindre des « observations » aux rapports sur les projets de loi, surtout lorsqu’ils sont controversés.
Enfin, le Sénat peut inscrire dans le projet de loi l’obligation d’examiner le fonctionnement concret de la loi après un certain délai. Prendre de telles dispositions est une façon d’institutionnaliser le principe selon lequel il est du ressort du Sénat de s’assurer que les projets de loi adoptés par le Parlement remplissent leur fonction efficacement et équitablement.
Ces mécanismes concernent la fonction de législateur, mais ils sont aussi liés, dans les faits, à l’autre fonction du Sénat : garder à l’œil les actions et les inactions du pouvoir exécutif. Dans ce contexte, deux conditions sont nécessaires au renforcement du rôle de surveillance du Sénat.
Premièrement, il faut qu’un nombre accru de sénateurs comprennent et acceptent que cette surveillance fasse partie de leur travail. Deuxièmement, le gouvernement doit accepter que les sénateurs mènent des enquêtes indépendantes – surtout après amélioration du système des comités –, et s’engager à prendre au sérieux les rapports du Sénat lorsqu’il étudie les projets de loi et les politiques.
Ce changement d’orientation, implicitement, serait du « donnant, donnant ». En effet, le Sénat accepterait de ne pas user de ses pouvoirs au-delà d’un certain point et d’adopter sans tarder la plupart des projets de loi. En retour, le gouvernement accepterait que le Sénat mette en lumière les problèmes des politiques en place, étant entendu que ses critiques seraient généralement constructives plutôt qu’agressives envers le gouvernement.
En conclusion, un Sénat indépendant et influent devrait exercer davantage le « pouvoir discret » de l’examen législatif, de la surveillance, de l’évaluation, des conseils et de la publicité, et moins le « pouvoir de contraindre », par des tentatives visant à modifier le fondement de projets de loi et d’entraver ou de prolonger indûment l’adoption des projets de loi adoptés par la Chambre des communes.