Renouvellement du Sénat

Nécessité d’une surveillance indépendante des dépenses du Sénat

Selon le sénateur Peter Harder, le représentant du gouvernement au Sénat, il est grand temps que la Chambre haute donne suite aux recommandations du vérificateur général concernant les dépenses.

Cet article a été publié pour la première fois en anglais dans Policy Options le 15 septembre 2017.

Au cours de la première moitié des années 2010, la réputation du Sénat a été gravement entachée par des années de vérifications critiques, d’intrigues politiques, d’enquêtes policières et la suspension de sénateurs. Les répercussions de ces épisodes se font encore sentir aujourd’hui. Et il faut bien le reconnaître, le Sénat travaille sans relâche pour faire en sorte que le scandale sur ses dépenses de 2012 à 2016 ne soit plus qu’un mauvais souvenir. Or, pour que ce scandale demeure une anomalie de l’histoire, il faut que les dépenses des sénateurs fassent l’objet d’une surveillance véritablement indépendante et que le mécanisme décisionnel connexe soit mis sur pied, conformément à la recommandation du vérificateur général du Canada, Michael Ferguson.

Présentement, c’est le puissant Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration, qu’on appelle le Comité de la régie interne, qui dans les faits représente l’instance suprême en ce qui a trait aux dépenses des sénateurs. Cette structure est intrinsèquement imparfaite parce qu’elle est formée uniquement de sénateurs. Cette dynamique – quelle que soit la qualité de ses membres – donne lieu à une apparence évidente de conflit d’intérêts. Le vérificateur général Ferguson a présenté de nombreuses recommandations dans son rapport sur les dépenses des sénateurs, publié en juin 2015. La recommandation 52 était ferme et sans équivoque : « La surveillance des dépenses des sénateurs devrait être assurée par un organe […] dont la majorité des membres, y compris le président, seraient indépendants du Sénat. » Cet élément est important, car comme le souligne aussi le rapport, une structure dans laquelle ce sont les sénateurs qui établissent leurs propres règles et qui ont l’autorité de décider de la façon que ces règles doivent s’appliquer peut laisser croire à un manque d’impartialité. En effet, on pourrait avoir l’impression que ces sénateurs sont mus par leurs propres intérêts. Devant une telle inadéquation du système, on peut pardonner le cynisme de la population. Cette structure entretient à tout le moins l’impression que les puissants sénateurs qui forment le Comité de la régie interne pourraient protéger leurs propres alliés, prémunir le Sénat contre un contrôle ou même, dans un contexte ouvertement partisan, régler des comptes politiques. Dans un tel climat, il n’est pas étonnant que le vérificateur général Ferguson ait invité le Sénat à examiner le mandat et la structure du Comité de la régie interne et à mettre sur pied un organe indépendant pour surveiller les dépenses des sénateurs.

Les sénateurs doivent admettre qu’il ne convient pas de s’ériger eux-mêmes en juges suprêmes devant leurs pairs sans un certain degré de transparence et d’indépendance en matière de contrôle. C’est à juste titre que les Canadiens ont été stupéfaits d’apprendre que des sénateurs dont les réclamations avaient été jugées exagérées par le vérificateur général s’étaient aussi prononcés dans le jugement d’autres sénateurs pris dans la tourmente. Lorsqu’il est question de l’argent des contribuables, lorsque la réputation et le gagne-pain de citoyens sont en jeu, le principe d’équité, d’indépendance et de transparence doit non seulement s’appliquer, mais il faut aussi qu’on ait l’impression qu’il s’applique.

Si le temps est venu pour les sénateurs d’éviter la controverse en ce qui concerne leurs dépenses, il n’en reste pas moins qu’un des principes fondamentaux de la démocratie canadienne veut que le Sénat, en tant qu’institution parlementaire, soit un organe autonome. Comme on l’a déjà entendu à plus d’une reprise au cours des dernières années, « nous sommes maîtres chez nous ». C’est vrai. Et le Sénat l’a prouvé lorsque le Comité permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs a recommandé l’expulsion de Don Meredith, un geste sans précédent qui a mené à la démission de ce dernier. Toutefois, cette recommandation n’a été formulée qu’après la publication de résultats détaillés au terme d’une longue enquête par la conseillère sénatoriale en éthique, Lyse Ricard, en mars 2017. La conseillère en éthique n’a aucun lien de dépendance avec le Sénat. Le rapport de Mme Ricard faisait état des faits. La seule tâche du Comité du Sénat à ce moment consistait à examiner les résultats et à recommander une sanction. Le principe d’indépendance a fait partie du processus, et le Sénat n’a rien perdu de son autonomie.

Ainsi, lorsqu’il s’agit de respecter soi-même les règles et de les faire respecter par les autres, il est logique d’écouter le vérificateur général et de s’orienter vers un système dans lequel une personne ou un organe extérieur et indépendant se charge de la surveillance. Les Canadiens qui, collectivement, ont payé la facture de 23 millions de dollars associée au rapport du vérificateur général, sont en droit de s’y attendre. Par conséquent, les sénateurs ont le devoir de satisfaire à l’obligation de surveillance indépendante tout en respectant le principe d’autonomie du Sénat. Il s’agit certes de haute voltige, mais c’est possible.

Le Sénat doit créer un organe de surveillance indépendant, qui aurait entre autres responsabilités celles d’examiner les décisions du Comité de la régie interne sur les dépenses engagées par chacun des sénateurs et de déterminer si la décision à laquelle le Comité est parvenu est la bonne; de réaliser un examen complet et indépendant des règles, des politiques et des lignes directrices du Sénat s’appliquant aux dépenses des sénateurs; de superviser la vérification interne du Sénat, en ayant le pouvoir exclusif de choisir l’auditeur interne du Sénat et l’auditeur externe; d’examiner les états financiers annuels et provisoires.

Selon moi, pour répondre aux attentes des Canadiens, il est crucial que ce nouvel organe soit composé d’une majorité de membres externes et d’une minorité de sénateurs. Mais puisque de nombreux sénateurs actuellement en poste sont d’avis que leur autonomie exige que l’ultime décision leur revienne, la mise sur pied d’un organe de surveillance qui, au moment de sa création initiale, n’aurait pas de pouvoir contraignant ni d’autorité sur le Sénat pourrait représenter un compromis acceptable. Cet organe aurait plutôt le pouvoir de rendre publiques ses constatations, mais ne pourrait pas y donner suite sans le consentement du Sénat.

Si le Comité de la régie interne décidait de ne pas prendre de mesures à la suite des constatations de l’organe de surveillance, tous les documents ayant trait à un dossier donné seraient rendus publics. La transparence est un puissant assainisseur et l’on pourrait s’attendre à ce que le Comité de la régie interne adopte naturellement la ligne de conduite recommandée par l’organe indépendant. De cette manière, un sénateur dont les dépenses sont remises en question aurait le droit de faire appel (ce qui n’était pas le cas par le passé) et le droit de s’exprimer devant un comité impartial, dont la majorité des membres ne seraient pas dans une situation de possible conflit d’intérêts puisqu’ils ne jugeraient pas un des leurs. Ainsi, le principe d’autonomie serait entièrement respecté.

De fait, loin de nuire à ce principe, la création de l’organe de surveillance indépendant permettrait au Sénat de se prévaloir de façon appropriée et positive de son privilège de régir ses propres activités. Je suis d’avis que ce postulat demeurerait vrai même si l’organe était conçu de manière à avoir un pouvoir contraignant et une autorité sur les dépenses du Sénat. Le principe voulant que ce dernier soit une institution autonome n’exclut pas une bonne dose d’équité, d’indépendance et de transparence au moment de contrôler la façon dont ses membres dépensent l’argent des contribuables. Au contraire, c’est exactement ce que les principes modernes de saine autonomie exigent de la part du Sénat.

De fait, lorsqu’il est question de surveillance indépendante, nos cousins, la Chambre des communes du Royaume-Uni et le Parlement australien, qui fonctionnent selon le régime de Westminster, sont à des années-lumière devant nous. Bien que ces organes parlementaires soient tout aussi autonomes que le Sénat, la Chambre des communes du Royaume-Uni a mis sur pied en 2009 l’Independent Parliamentary Standards Authority (l’autorité indépendante en matière de normes parlementaires) dans la foulée de révélations sur les abus systématiques des parlementaires (notamment, des réclamations exagérées pour de la nourriture pour chien, le nettoyage de douves, des accessoires pour nettoyer l’ail, des réparations de toiture, du fumier de cheval, un tracteur à gazon, de la gelée d’anguille et une maison flottante pour canards). Le Parlement australien a créé un organe semblable en juillet dernier, soit l’Independent Parliamentary Expenses Authority (l’autorité indépendante en matière de dépenses du Parlement). Ces deux modèles ne constituent peut-être pas des cadres adaptés aux défis que doit relever le Sénat du Canada. Une approche plus modeste et moins coûteuse serait préférable. Mais ils montrent que des organes parlementaires d’États comparables au nôtre ont affirmé leur volonté d’adopter des pratiques de gouvernance modernes : voilà un exemple que devrait suivre le Sénat.

Historica Canada a décrit le Sénat comme « le meilleur centre de réflexion du Canada », et à juste titre. Le gouvernement fédéral récolte encore les fruits du travail de l’ancien sénateur Michael Kirby et du rapport de son comité en 2002 sur la santé mentale, l’une des nombreuses études de premier ordre produites par le Sénat. Le Sénat a également transformé favorablement le cours de l’histoire législative en enregistrant pour la première fois un vote à égalité qui a mené au rejet du projet de loi sur l’avortement de 1991. Le Sénat n’était pas oisif à l’époque et il ne l’est pas plus aujourd’hui. Au moment où l’attention du public était tournée vers le scandale des dépenses, les sénateurs nommés par d’anciens premiers ministres consolidaient les règles sur l’éthique et la transparence au moyen de mesures telles qu’une nouvelle politique de divulgation proactive des frais de voyage et d’accueil. Grâce à la nomination massive de sénateurs indépendants, la Chambre rouge est prête à aller plus loin. Les Canadiens exigent de la transparence, et c’est exactement ce qu’un organe indépendant peut offrir. Les leçons des dernières années nous apprennent que la lumière détruit les bactéries. Le Sénat a le devoir de faire la lumière sur ses activités pour regagner la confiance de la population et du pays qu’il sert.

 

Nécessité d’une surveillance indépendante des dépenses du Sénat